Antoine Tamestit, “the” altiste
Bernard Merigaud - Télérama
Publié le 20/02/2018. Mis à jour le 20/02/2018 à 17h34.
Comment avez-vous connu Jörg Widmann ?
Lors d’un festival en 2007, je jouais un quintette de Mozart, dans lequel il tenait la partie clarinette. Quel interprète ! Nous sommes entrés dans une symbiose que seule la musique de chambre permet. J’avais trouvé mon âme sœur, et, à l’écoute de ses propres œuvres, un frère en musique. L’écriture de Jörg Widmann n’est pas vraiment tonale, pas entièrement harmonisée non plus, joue des extrêmes ou des nuances les plus subtiles, compose avec les gammes du sentiment. Marier à ce point la geste romantique et une écriture moderne constitue, pour moi, un idéal.
Aussi, quand, en 2008, j’ai remporté un concours richement doté, organisé par le Crédit suisse, j’ai décidé d’investir cette somme dans un projet artistique. Sans hésiter j’ai appelé Jörg Widmann pour lui commander un concerto. Mon éditeur de musique m’a alors conseillé d’impliquer un orchestre dans cette commande, seule manière de faire vivre une grande partition. A l’Orchestre de Paris, Paavo Järvi et Daniel Harding n’ont pas hésité. Mieux, c’est Daniel Harding qui a trouvé les deux autres coproducteurs : les orchestres de la radio bavaroise et de la radio suédoise. Leur contribution couvrant largement la commande, mon argent ne servait plus à rien. Alors, je l’ai investi dans l’enregistrement du disque, qui, au-delà du Concerto pour alto, permet aussi de découvrir d’autres musiques de Jörg Widmann. Je lui devais cet hommage.
“A la manière d’un peintre, Jörg Widmann s’est doté d’une palette sonore”
Quelle a été votre méthode de travail ?
Six mois avant la composition pure nous nous sommes enfermés. Jörg me demandait des notes, des sons, des doigtés. C’est lui qui a imaginé le surprenant début du concerto : cet effet de percussion obtenu en tapotant la mentonnière de l’alto, gorgée de résonances. De mon côté, j’improvisais des harmonies, des pizzicati, des effets bizarres, de nouvelles techniques d’archet. Il notait la moindre nuance, très méticuleusement. A la manière d’un peintre, il se dotait d’une palette sonore.
Jörg s’est aussi inspiré de discussions sur Harold en Italie (1834), de Berlioz, que j’avais monté avec John Eliot Gardiner. C’est LA grande pièce pour alto, dans laquelle l’instrument incarne un personnage en dialogue avec les pupitres de l’orchestre. Berlioz écrit pour alto et harpe, alto et cor, alto et cordes, alto et bois. Gardiner m’a donc demandé de me positionner au plus près des pupitres concernés, comme en une sorte de voyage dans l’orchestre.
Jörg y a vu la métaphore de l’altiste, ce mal-aimé, qui a du mal à trouver sa place parmi ses pairs. Il a donc imaginé un véritable parcours physique pour des confrontations directes avec les pupitres, des esquisses de conversation, à la recherche d’un « diapason » commun. A l’alto, j’arrive à entrer dans le son de la flûte ; avec la clarinette je fusionne ; je peux amener la puissance des contrebasses à plus de mesure ; mais, quand j’approche du tuba, je me fais renvoyer dans mes cordes par une grosse gueulante. Jörg a commencé par composer le dernier mouvement, très lyrique, et a ensuite imaginé le chemin pour y parvenir.
Commandé en 2008, créé en 2015, il a vraiment fallu sept ans à Jörg Widmann pour venir à bout de ce concerto ?
Il ne peut composer que dans l’urgence. Il s’y est attelé sept semaines avant la création, nuit et jour, dans une sorte de transe. Tous les jours, je recevais une page composée, par Internet ou par fax. Je décrochais mon téléphone, et je lui jouais ce qu’il venait d’écrire. Et il criait : « Oui ! Non ! Plus comme ceci ! Plus comme cela ! » En même temps, quel privilège, quelle ivresse de pouvoir discuter du sens de chaque note avec un compositeur !
En revanche, les musiciens de l’Orchestre de Paris n’étaient pas vraiment contents de ne recevoir la partition que cinq jour avant la création. On sentait une sourde frustration parmi eux. A la première répétition, Jörg s’en planqué dans un coin sombre de la salle. Le chef Paavo Järvi a voulu commencer par un filage complet de l’œuvre, ce qui est rare pour aborder une création. C’est tellement bien écrit que les musiciens se sont complètement laissés embarquer. A la fin, Jörg était le héros du jour.
Comment avez-vous connu Jörg Widmann ?
Lors d’un festival en 2007, je jouais un quintette de Mozart, dans lequel il tenait la partie clarinette. Quel interprète ! Nous sommes entrés dans une symbiose que seule la musique de chambre permet. J’avais trouvé mon âme sœur, et, à l’écoute de ses propres œuvres, un frère en musique. L’écriture de Jörg Widmann n’est pas vraiment tonale, pas entièrement harmonisée non plus, joue des extrêmes ou des nuances les plus subtiles, compose avec les gammes du sentiment. Marier à ce point la geste romantique et une écriture moderne constitue, pour moi, un idéal.
Aussi, quand, en 2008, j’ai remporté un concours richement doté, organisé par le Crédit suisse, j’ai décidé d’investir cette somme dans un projet artistique. Sans hésiter j’ai appelé Jörg Widmann pour lui commander un concerto. Mon éditeur de musique m’a alors conseillé d’impliquer un orchestre dans cette commande, seule manière de faire vivre une grande partition. A l’Orchestre de Paris, Paavo Järvi et Daniel Harding n’ont pas hésité. Mieux, c’est Daniel Harding qui a trouvé les deux autres coproducteurs : les orchestres de la radio bavaroise et de la radio suédoise. Leur contribution couvrant largement la commande, mon argent ne servait plus à rien. Alors, je l’ai investi dans l’enregistrement du disque, qui, au-delà du Concerto pour alto, permet aussi de découvrir d’autres musiques de Jörg Widmann. Je lui devais cet hommage.
“A la manière d’un peintre, Jörg Widmann s’est doté d’une palette sonore”
Quelle a été votre méthode de travail ?
Six mois avant la composition pure nous nous sommes enfermés. Jörg me demandait des notes, des sons, des doigtés. C’est lui qui a imaginé le surprenant début du concerto : cet effet de percussion obtenu en tapotant la mentonnière de l’alto, gorgée de résonances. De mon côté, j’improvisais des harmonies, des pizzicati, des effets bizarres, de nouvelles techniques d’archet. Il notait la moindre nuance, très méticuleusement. A la manière d’un peintre, il se dotait d’une palette sonore.
Jörg s’est aussi inspiré de discussions sur Harold en Italie (1834), de Berlioz, que j’avais monté avec John Eliot Gardiner. C’est LA grande pièce pour alto, dans laquelle l’instrument incarne un personnage en dialogue avec les pupitres de l’orchestre. Berlioz écrit pour alto et harpe, alto et cor, alto et cordes, alto et bois. Gardiner m’a donc demandé de me positionner au plus près des pupitres concernés, comme en une sorte de voyage dans l’orchestre.
Jörg y a vu la métaphore de l’altiste, ce mal-aimé, qui a du mal à trouver sa place parmi ses pairs. Il a donc imaginé un véritable parcours physique pour des confrontations directes avec les pupitres, des esquisses de conversation, à la recherche d’un « diapason » commun. A l’alto, j’arrive à entrer dans le son de la flûte ; avec la clarinette je fusionne ; je peux amener la puissance des contrebasses à plus de mesure ; mais, quand j’approche du tuba, je me fais renvoyer dans mes cordes par une grosse gueulante. Jörg a commencé par composer le dernier mouvement, très lyrique, et a ensuite imaginé le chemin pour y parvenir.
Commandé en 2008, créé en 2015, il a vraiment fallu sept ans à Jörg Widmann pour venir à bout de ce concerto ?
Il ne peut composer que dans l’urgence. Il s’y est attelé sept semaines avant la création, nuit et jour, dans une sorte de transe. Tous les jours, je recevais une page composée, par Internet ou par fax. Je décrochais mon téléphone, et je lui jouais ce qu’il venait d’écrire. Et il criait : « Oui ! Non ! Plus comme ceci ! Plus comme cela ! » En même temps, quel privilège, quelle ivresse de pouvoir discuter du sens de chaque note avec un compositeur !
En revanche, les musiciens de l’Orchestre de Paris n’étaient pas vraiment contents de ne recevoir la partition que cinq jour avant la création. On sentait une sourde frustration parmi eux. A la première répétition, Jörg s’en planqué dans un coin sombre de la salle. Le chef Paavo Järvi a voulu commencer par un filage complet de l’œuvre, ce qui est rare pour aborder une création. C’est tellement bien écrit que les musiciens se sont complètement laissés embarquer. A la fin, Jörg était le héros du jour.
Mais vous-même n’avez pas été déstabilisé par le début du concerto ?
Si. C’est la première fois qu’en tant que soliste je ne fais pas mon entrée sur scène, car je suis placé d’emblée au sein de l’orchestre. Puis, petit à petit, j’ai trouvé très agréable d’être juste un musicien parmi les musiciens, et de devoir faire un bout de chemin pour me mettre en avant, prendre un peu de lumière. Mais le plus déstabilisant, c’est qu’il me manque une partie de moi-même, le prolongement de mon bras : je suis sans archet durant tout le premier mouvement. Et, quand je m’en saisis, au second mouvement, je n’ai pas vraiment pu m’accorder avec l’orchestre.
“Il m’a fallu trois ans pour épanouir les beautés de mon stradivarius”
Vous jouez d’un instrument exceptionnel, le Gustav Mahler (1), un stradivarius de 1762. Comment l’avez-vous obtenu ?
En 2008, ce sont mes amis du Trio Zimmermann [qu’Antoine Tamestit a cofondé en 2007, ndlr] qui ont convaincu la fondation Habisreutinger de me prêter le Mahler. Je n’oublierai jamais cette rencontre ni l’élégance des mécènes. Il m’ont introduit dans une pièce, ont ouvert la boîte de l’instrument, et se sont retirés en disant : « Nous vous laissons faire connaissance. » Pendant dix minutes, intimidé, j’ai pris mille précautions pour regarder sous toutes ses faces ce chef-d’œuvre, que je n’avais aperçu que dans un catalogue. Puis, doucement, j’ai joué deux, trois notes, sans aucun vibrato. Quel souffle ! Quelle poésie !
J’ai aussitôt ressenti l’impression d’une naissance ; mais aussi perçu un côté renfermé dans la voix, dû à des mois de sommeil dans un coffre. J’ai vite déchanté. Mon alto se braquait face au rythme soutenu de mes concerts, des voyages, des changements climatiques, face à un répertoire qui va de Mozart à Ligeti. Je sortais frustré de certains concerts, me disant : « Je ne vais tout de même pas continuer à me laisser impressionner, balader par le prestige d’un nom, fût-ce stradivarius ! » J’ai même failli le rendre !
Auparavant, je jouais d’un instrument sorti de l’atelier d’Etienne Vatelot, vierge, complètement malléable, que j’ai éduqué, comme un élève. Avec le Mahler, je sentais presque la présence de ceux qui l’avaient tenu avant moi. J’ai abandonné mon archet moderne pour un archet de 1835. Pour ouvrir mon stradivarius, j’ai retracé corde par corde, note par note, les trois cent quarante ans de son histoire. Comme dans une relation de couple, il faut des ajustements des deux côtés pour vivre au quotidien : quand je faisais un pas vers lui, il me livrait une part de lui-même. Il m’a fallu trois ans pour épanouir ses beautés.
Est-ce vrai que la valeur de votre alto tourne autour de 15 millions d’euros ?
Un instrument de cette catégorie est assuré entre un et dix millions. Le reste n’est que spéculation.
Comment se fait-il alors que le MacDonald ayant appartenu à Peter Schidlof, l’altiste du Quatuor Amadeus, a été proposé à 45 millions de dollars dans une vente, en 2014 ?
La famille Schidlof a gardé cet alto au coffre durant vingt ans pour gonfler sa cote. Ce n’est pas seulement indécent, c’est criminel : un instrument qui ne joue pas se meurt. Les vendeurs ont tenté de jouer sur deux données : le violoncelle ayant appartenu à Rostropovitch, qui s’était vendu à 17 millions ; et la rareté des altos fabriqués par Stradivarius, douze en tout, contre six cent violons et quarante-cinq violoncelles.
Même devant une proposition à moitié prix, les vendeurs n’ont pas cédé. Hélas. Et heureusement. Car il semblerait que l’offre venait soit d’un collectionneur russe qui se monte un musée personnel, et soustrait donc de magnifiques instruments à la vie de la musique, soit d’un magnat coréen qui achète les plus belles pièces pour son fils, piètre interprète.
Comment avez-vous vécu à la mésaventure d’Ophélie Gaillard, qui s’est récemment fait voler son violoncelle ?
Je suis surtout soulagé qu’elle n’ait pas pris un coup de couteau. Oui, de tels instruments sont des œuvres d’art ; oui, ils deviennent une partie de nous-mêmes. Mais nous devons apprendre à relativiser. Sa valeur, d’abord, autrement je serais terrifié en permanence de trimballer mon alto dans le métro. Ensuite, tous les luthiers en sont conscients, Stradivarius lui-même le savait : ce n’est pas la Joconde. C’est, avant tout, un instrument de travail.
(1) Le nom vient du fait que la fondation a acquis cet instrument lors d’une vente privée, en 1960, année du centenaire de Gustav Mahler.
A écouter
En concert : Concerto pour alto, de Jörg Widmann, et Neuvième Symphonie de Mahler. Orchestre de Paris, dirigé par Daniel Harding. Les 21 et 22 février 2018, à la Philharmonie de Paris 19e.
Antoine Tamestit joue au sein du Trio Zimmermann le 28 mars 2018, à l’auditorium du Louvre, Paris 1er.
Bel canto, la voix de l’alto, par Antoine Tamestit ; Concerto pour alto, Duos et Quatuor de la chasse, de Jörg Widmann, Harmonia Mundi.